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L’intuition, génératrice d’une méthode ou d’un système de pensée dans l’acte cognitif : le cas des paradigmes orientaux à l’ère de l’information

Dispositions intuitives nourries par la création, au service la connaissance

Gilles Deleuze1, parle de l’intuition de Bergson2, comme d’une méthode plutôt que comme une théorie proprement dite. «L’intuition dont parle Bergson, est avant tout intuition de la durée, et la durée prescrit la méthode».

Par l’intuition, dit Bergson, notre conscience entre en « sympathie » avec ce qu’il y a de plus unique dans les objets et les êtres que nous observons. Elle seule, nous permet d’accéder à la nature profonde des êtres, « c’est l’expression de l’âme toute entière ». « Elle nous révèle une coïncidence parfaite entre le moi et le monde ». La durée: en fouillant notre « temps intérieur », Bergson l’appréhende comme un flux continu mais modulable.

La mémoire et la conscience ne répondraient pas à la même temporalité que les phénomènes naturels, extérieurs, physiques. A ce propos Henri Bergson écrit3: « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. »

C’est dans la pratique artistique, que cette notion de flux continu modulable nous paraît la plus évidente. Dans le théâtre ou la musique, ces médiums où la voix et les rythmes sont présents, nos dispositions intuitives sont redensifiées et exhalées en permanence pour nourrir la création et servir la connaissance.

L’abstraction, un exercice de l’intuition dans l’art de percevoir et d’acquérir des connaissances : le cas de la culture japonaise

 L’art n’a plus à reproduire le visible, mais à rendre visible », disait Paul Klee. Ce visible est complexe et l’art permet au moins de soupçonner que cette doublure d’invisible existe et parfois de l’approcher.

Au Japon, la philosophie du Wabi-Sabi4 dans la genèse de l’acte créatif fait l’apologie de l’éphémère, de la fragilité, de la beauté des choses imparfaites et modeste.

Elle suggère une esthétique issue du zen qui unit le wabi (solitude, simplicité, mélancolie, nature, tristesse, asymétrie, irrégularité…) au sabi (altération par le temps, décrépitude des choses vieillissantes, patine des objets…). Ces valeurs se retrouvent dans la plupart des arts traditionnels japonais : ikebana (Art Floral), cérémonie du thé.

La culture du Wabi Sabi, symbolise d’une certaine manière une façon de

percevoir les choses dans son environnement en privilégiant une approche

directe et intuitive de la vérité transcendante au de là de toute conception

intellectuelle.

Toujours au Japon, la peinture orientale Sumi-e est constituée seulement d’encre noire, c’est la simplification la plus élevée de la couleur en comparaison avec la peinture occidentale qui utilise toute la palette de couleur pour former lumières et ombres. La technique du Sumi-e, représente une forme d’art à part entière, qui est aussi une philosophie. Le Sumi-e est l’expression de la perception de l’artiste qui transmet l’essence ce qu’il représente, dans lequel la suggestion supplante le réalisme.

Cette culture de la perception intuitive et subtile de leur environnement qu’ont fini par adopter les Japonais dans leur vie au quotidien, se traduit par des comportements cognitifs qui vont agir sur leur mode d’acquisition et de structuration des connaissances avec une incidence directe sur les aménagements et l’organisation de leurs espaces de vie. Je cite, André Leroi-Gourhan, ethnologue de renom qui a longtemps étudié la culture et la société japonaises : « Je parle souvent de cette ligne unique propre au Japon, ni droite ni courbe à force de vouloir être à la fois courbe et droite : le flanc du Fuji, la ligne du sabre, le rempart d’un château, la branche du pin, les îles dans la Mer intérieure, le flanc du toit, le bord d’un seau, le bol à thé, la coupe d’un vêtement, le geste d’un danseur, un trait de calligraphie 5». Il écrit aussi dans6 : « Si le bûcheron chinois est chinois ce n’est pas parce qu’il est bûcheron mais parce que son comportement est orienté par une perception des formes et des mouvements qui sont propres à la culture chinoise. Cette perception ne se limite pas à l’art, elle englobe tout l’ensemble du vécu à travers les formes et les rythmes ».

Ces perceptions très riches, doublées d’observations ethnologiques extrêmement fines, nous suggèrent de façon extrêmement pertinente un syllogisme existant entre la perception de la réalité et la construction des connaissances, voire un syllogisme existant entre l’intuition , l’abstraction et l’avènement du processus cognitif.

Intuition « rationnelle » et paradigmes orientaux

 Les méthodologies développées ces dernières décennies dans la modélisation et la construction des savoirs, ont connu un rayonnement important en extrême orient et au Japon7 précisément où l’on assiste depuis une dizaine d’années aux développements de paradigmes dits orientaux8 9dans la création de nouveaux systèmes de pensée avec la conception des «i» systems (systèmes de modélisation basés sur le paradigme des 5 « i » : imagination, intelligence, involvement, integration, intervention) qui trouvent des applications pratiques et opérationnelles dans la résolution de systèmes complexes et de modèles de prise de décision dans la gestion stratégique des organisations.

Ces paradigmes ont été amorcés par les professeurs Nonaka et Takeuchi10 et développé en suite par les équipes du Professeur Yoshiteru Nakamori11 qui travaillent sur les Knowledge Science: “Knowledge science is a problem oriented interdisciplinary field that takes as is subject the modeling of the knowledge creation. Process and its applications”.

Dans sa thèse sur l’intuition rationnelle, A.P. Wierzbicki1213, qui a travaillé au Japon (JAIST)14 avec le Professeur Nakamori, développe le concept du «Ba» ( terme japonais intraduisible pour signifier un espace de création collaborative), qui fait appel aux ressources de notre capital intuitif dans l’appréhension du monde et des connaissances qui le traduisent : «one of the main conclusions of the rational theory of intuition is that the old distinction between subjective and objective, rational and irrational is too coarse to describe the developpement in times of informational civilization. There is a third middle way between emotions and rationality, we have an important layer of intuition». Résumée ainsi: l’une des principales conclusions de la théorie rationnelle de l’intuition, est que la vieille distinction entre le subjectif et l’objectif, le rationnel et l’irrationnel devient un peu trop étriquée pour s’adapter au développement civilisationnel actuel de notre société de l’information.Il existe une troisième voie médiane entre les émotions et la rationalité, c’est la strate importante d’intuition dont nous disposons.

Copyright©Férial BENACHOUR-HAIT./02/2014.Tous droits réservés

1Gilles Deleuze. Cinema. CD à Voix Haute. Gallimard. 2006

2httpe://www.philopol.ulg.ac.be/telecharger/textes/fc_vie_et_conscience_selon_bergson_web.pdf

3Trois lettres de Henri Bergson à Gilles Deleuze, la revue Critique, nº732, mai 2008.

4Transient Beauty (wabi sabi). Magali Laigne. Techniques & Culture. 57 (2011). Geste et Matière

5André Leroi-Gourhan. Pages oubliées sur le Japon. 2004.

6Encyclopdie-Clartés, 1956.

7Japan Advanced Institute of Science and Technology

10Nonaka and Takeuchi , H. (1995), The Knowledge-Creating Company, O.U.P.

11Yoshiteru nakamori Knowledge Science. Modeling the knowledge Creation Process. Nakamori. Ed. 2011.

12 Intuition and Rationality in MCDM. Andrzej P. Wierzbicki. Ishikawa. 923-1292. JAIST.

13Andrzej P. Wierzbicki, Yoshiteru Nakamori. Multiple Criteria decision support versus knowledge theory. MCDM 2004. CANADA.

14Japan Advanced Institut of technology